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Cas 174

Hors Zone

Il était de notoriété publique que la nonne Zjing avait le vertige. C’est pour cela qu’elle vivait dans la vallée bien en dessous des altitudes montagnardes du temple, et n’avait bravé les traîtres chemins à flanc de falaise qu'une seule fois. Via webcam, téléphone et messagerie instantanée, elle avait pu maintenir une téléprésence efficace au Temple.

C’est ainsi avec quelque appréhension qu’elle reçut cet email de maître Banzen un soir de la plus longue des nuits d’hiver :

Un sujet de la plus haute importance pour le Temple est survenu, et je désire votre avis de manière confidentielle.
Mon agenda a un créneau disponible demain, au son de la cloche du matin. Nous pourrions échanger par canaux numériques si vous le désirez, mais je préfèrerais vous parler en personne dans mon bureau. B.

Avec tout son sens du devoir, Zjing grimpa dans l’obscurité les premières marches du raide escalier qui avait été taillé à flanc de montagne. Elle montait de plus en plus haut, faisant de son mieux pour ne pas laisser son regard tomber sur les contreforts que l’hiver couvrait en contrebas. Des congères bloquaient son chemin ; elle sauta par dessus. Ses pas faisaient craquer les ponts de corde ; elle les traversa. Éclairés par la lune, elle voyait de grands stalactites de glace trembler au-dessus de sa tête : grands comme des arbres, pointus comme des lances, menaçant de tomber au moindre murmure ; elle les dépassa sans un bruit. Des vents rugissants menacèrent de la souffler des chemins larges d’un pied pour la renvoyer à sa vallée de la manière la plus rapide mais définitive qui soit ; elle s’accrocha à la muraille rocailleuse et se força à continuer, d’une piètre prise à une autre.

Au dernier écho de la cloche du matin, Zjing apparut dans l’encadrement de la porte de Banzen. Elle s’inclina et entra, ne trahissant aucune émotion.

Banzen ferma la porte derrière elle. “Je viens d’avoir des nouvelles de maître Suku,” dit-il. “Bien qu’elle était censée nous revenir cet hiver, elle a finalement décidé de rester dans les Lointaines Provinces.”

“N’est-elle plus attachée à notre Temple ?” demanda Zjing.

“C’est précisément parce qu’elle est attachée à notre Temple qu’elle ne revient pas pour le moment,” dit le maître. “Elle fut surprise de voir que ses voyages étaient très édifiants, pour elle comme pour ses apprentis. Il est vrai qu’ils sont fatigués et éprouvés, et qu’ils retrouveraient avec plaisir le confort de leur foyer. Mais il y a tant encore à enseigner et apprendre. Si Suku continue ses voyages, tout cela nous sera d’un grand service à la fin.”

“L’année passée a été pleine de difficultés pour le Clan de l'Araignée sans sa direction”, dit Zjing.

“En effet,” confirma Banzen. “Il faut former un remplaçant. En tant que nonne expérimentée de ce clan, je vous ai fait mander pour savoir qui vous suggèreriez.”

“Peut-on former un moine à devenir maître ?”

Banzen gloussa. “Pensiez-vous que je suis né avec ce titre ? Dans notre Temple, maître n’est pas un titre honorifique, mais un verbe déguisé en nom. Le candidat le devient en apprenant, et apprend en faisant.”

Zjing considéra chacun des nombreux moines expérimentés qu’elle connaissait. On pouvait trouver en chacun des vertus, mais aussi des vices. “Quelles qualités recherchez-vous en priorité dans les candidats à ce poste ?” finit-elle par demander.

“La première des qualités est celle dont maître Suku elle-même était l’exemple,” dit Banzen. Il s’approcha de sa fenêtre et regarda la gorge. Les premières lueurs de l’aube commençaient à peine à illuminer les derniers zig-zags du chemin raide et terrifiant qui montait de la vallée. “La première des qualités est la volonté de quitter sa zone de confort quand le devoir appelle.”